Andrew Wyeth et Martine Lyon, l’œil ému
Contemporain des principaux représentants de l’Abstraction américaine (Pollock, de Kooning ou Rothko), Andrew Wyeth peint comme on photographie.
On le qualifie volontiers de peintre réaliste et régionaliste. À en croire les critiques, il puiserait son inspiration dans son quotidien de provincial : lieux et habitants du Maine ou de Pennsylvanie seraient ses sujets favoris.
Mais ce serait faire injure à ce membre de l’Institut de France, élu en 1976, que de s’en tenir à cette lecture superficielle…
Car, loin d’être un ennuyeux représentant de l’Amérique profonde, Wyeth dissimule à la surface une profondeur insoupçonnée (angoisse du Temps qui passe et vulnérabilité de l’Humain) ; quant à son œuvre, elle captive au sens fort du terme.
Tâchons donc d’en percer le secret, sans en rompre le charme dont parle Claude Roy dans Clefs pour l’Amérique (1949) : « Je fus pris par le Monde de Christina. Je ne parvins ni à l’effacer, ni à l’oublier, ni à m’expliquer tout à fait sa poésie, sa tonalité assourdie qui résonne longuement. »
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Pourquoi cette icône de la peinture américaine, réalisée en 1948 et exposée au MoMA, retient-elle autant l’attention ?
D’abord, parce qu’elle représente une scène bien mystérieuse au premier coup d’œil. Deux sujets, que tout oppose, sont situés sur la diagonale du tableau, une jeune-fille et une ferme ; chacun est peint selon un point de vue différent, comme si le peintre était simultanément à hauteur des épaules de la jeune-fille et à hauteur des bâtiments de la ferme ; l’illusion de la profondeur est donc abolie et cette absence perturbe l’œil du spectateur dont le cerveau s’attend à créer une image en 3D et se trouve dérouté par un savant effacement de la perspective linéaire (ni contre-plongée sur les maisons ni plongée sur la jeune-fille).
Ce procédé pictural permet à Wyeth d’insister sur la verticalité de la prairie et de donner l’impression qu’elle est infranchissable.
Ensuite, le sentiment d’hostilité, qui baigne cette toile, est majoré par la position de la jeune-fille : corps tendu, jambes inertes, pieds sans appui et main gauche nettement plus en avant que la droite font imaginer qu’elle grimpe la prairie à la seule force de ses bras.
Enfin, l’antagonisme est créé par une autre abolition, celle de la perspective atmosphérique. L’éclairage, en effet, n’a rien de réaliste : il est violemment focalisé sur la robe rose, de fait surexposée et blanchâtre, et il laisse le reste de la scène dans une atmosphère plus terne, imposant un choix de valeurs trop foncées pour ce début d’après-midi estival, suggéré par les ombres ; il rend ainsi les maisons quasi menaçantes.
Wyeth a donc représenté une scène plus pathétique que bucolique, une scène inspirée par un instantané : ayant surpris sa voisine poliomyélitique, Christina Olson, en train de faire un effort d’autonomie, il a savamment et élégamment recomposé la scène au moyen de procédés artistiques, hérités de la Renaissance, porteurs et de sens et de mystère : en effet, le dédoublement du point de vue et l’éclairage insolite voilent et dévoilent à la fois le sujet du tableau (et on pense aussi bien à l’art de Paolo Uccello qu’à celui de l’Angelico).
Ces analogies ne doivent pas faire bondir le profane car les maîtres renaissants ont contribué à la formation de Wyeth autant sinon plus que son père (Newell Converse Wyeth, 1882-1945), célèbre dessinateur et illustrateur, qui eut le bon goût d’offrir à son fils, encore tout jeune, une monographie d’Albrecht Dürer. N’en doutons pas, cette précoce fréquentation a forgé son réalisme intransigeant, et il n’est pas rare que ses végétaux ou ses animaux rappellent ceux du maître allemand.
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Mais Wyeth, avons-nous dit, peint aussi comme on photographie et il convient de révéler une autre parenté, ô combien troublante ! entre son regard et celui de Martine Lyon, photographe contemporaine, dont les clichés sont encore accessibles.
Ils ont en commun un art de capter ce que le commun ne voit pas, un point de vue très inhabituel sur ce qui nous entoure, révélateur d’une sensibilité poétique, teintée de mélancolie, et d’une émotion pure devant les choses vues.
Jugez plutôt ! …
Elle (à droite sur les images) est plus citadine, lui (à gauche) plus rural, mais ils sont touchés par les mêmes motifs, partagent les mêmes coloris et les mêmes cadrages, ont un même regard sur le cycle des saisons, donc sur l’implacable écoulement du Temps, et une même approche dédramatisée de la mort :
Conclusion :
Avouez que cet essai est riche de révélations !…
Hormis le public parisien des expositions confidentielles, qui avait vu un panorama des peintures à la tempera d’Andrew Wyeth ?
Et hormis une chapelle de «happy few» et de sinologues, qui connaissait les clichés de Martine Lyon ?
Deux talents, méconnus en France, sortent ainsi du Purgatoire des Arts pour donner à voir le mystère du quotidien et éduquer notre œil ; car ils nous enseignent que « l’art est dans le regard et non dans la chose regardée. »
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VOUS POUVEZ VOIR LE FILM ICI :
http://www.dailymotion.com/video/x1vabrf
Magique ! bravo. F
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