Barbara CASSIN, le Bonheur, sa dent douce à la mort, 2020 (Compte-rendu de lecture)
J’achève la lecture du Bonheur, sa dent douce à la mort.
Portée par l’enthousiasme, j’invite à la lecture de cette « autobiographie philosophique », publiée en aout 2020, chez Fayard.
Lycéenne, Barbara Cassin découvre qu’on peut faire métier de penser. Avec jubilation, elle décide qu’elle fera métier de philosophe.
Mature, elle n’est pas sûre de chercher la sagesse, de la vouloir ; alors, elle s’interroge : pourquoi je pense comme je pense ?
Elle entreprend la généalogie de sa morale en composant ici le bouquet de phrases et d’histoires contre lesquelles, avec lesquelles elle s’est construite.
Non au mono
-« Vous avez les plus belles jambes du monde, vous serez ma femme ou ma maitresse »
-« votre maitresse, jamais. »
Sur cet échange inaugural, le dandy, père de Barbara Cassin, et l’orpheline, sa mère, s’engagent dans l’Amour, unique, absolu.
-« Voilà ce qu’est devenu l’Amour de ma vie ! » Propos de colère, terribles, lâchés plus tard devant le corps nu de celle qui avait choisi de devenir l’épouse.
Témoin caché de la scène, Barbara est à jamais vaccinée contre la monogamie et l’inévitable « hainamoration » (comme dit Lacan.)
Amants, fidélités multiples, union libre, elle est encouragée dans ses choix par Étienne (l’un des amants préférés) qui, après une longue séparation et des désirs non feints, la retrouve avec cette splendide « autorisation » à vivre : « J’aime quand tu as le corps gai. » Alors, elle vit au présent et cueille ce qui surgit dans sa vie : le baiser de René Char, donné dans un couloir de sa maison des Busclats tandis qu’elle débarrasse la table ; l’argent du péage, donné après les séminaires du Thor, comme un gage que tout reste possible entre eux. L’idée jaillit que l’amour donne de la liberté.
Non à la Vérité
Alors, elle ne choisit pas entre le vrai et le faux, le bien et le mal, car elle a retenu que son père a été sauvé de la Gestapo par un mensonge, proféré avec conviction par mère : « Moi, épouser un juif, jamais ! » Le mensonge comme « un art de combat » devient une évidence et conduit Barbara à exercer son esprit critique contre la loi morale, kantienne : qu’est-ce que la vérité dans la société française sous l’Occupation quand on est juif et qu’on s’expose au sort que l’on sait ?
C’est avec le même recul qu’elle participe à la Commission Vérité et Conciliation, en Afrique du Sud : là, il ne s’agit pas d’établir la Vérité historique mais d’obtenir une « vérité ironique » (D. Tutu) celle qui tourne le Mal en Bien. Méthode socratique par excellence. Comment ? en libérant la parole des Afrikaners, en collectant suffisamment de fragments de vérité pour construire un nouveau peuple (le peuple arc-en-ciel). On les obtiendra par un « chantage » génial : l’amnistie ou la liberté en échange de la vérité que vous savez.
Avec des « brins de vie », Barbara Cassin a appris à penser par elle-même. C’est-à-dire comme personne, en toute liberté. Foin de la Vérité, de l’Universel, de l’Origine du Logos, de l’Un (Bien, Beau, Vrai, Mono), place aux possibles, aux choix, à l’attirance des contraires, au bonheur, à l’instant présent, au Kaïros (1), aux Sophistes (en marge de la pensée « bon teint »), à l’esprit critique et au doute. Place à la fidélité à soi-même sans jamais être prisonnière de la Morale !
« Pas ça, pas moi ! » Un mot d’ordre que je partage…
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Notes
1. Kaïros = le temps du moment opportun
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