Piero della Francesca, la Conversation sacrée

Piero della Francesca, la Conversation sacrée

CARTEL

Titres multiples

  • Vierge à l’enfant avec des saints
  • Pala di San Bernardino
  • Pala di Brera 
  • Retable de Brera 
  • Pala Montefeltro
  • ou plus communément Conversation sacrée (ou Sacra conversazione en italien) : le commanditaire prie la Vierge, les Anges et les Saints pour contribuer au salut de l’âme de la jeune défunte et pour qu’ils intercèdent en faveur de sa dynastie.

 COMMANDITAIRE

 Commandée en 1471, par Federico III da Montefeltro, duc d’Urbino, comme « demande de grâce » pour la conception d’un héritier mâle, après la naissance de sept filles ! Federico figure à genoux au pied du trône marial, revêtu de son armure de Condottiere ; il est encore dépourvu de ses armoiries (qui ne lui seront remises qu’en 1475 par le Pape Sixte IV) : précieux détail qui permet de dater le retable (ou pala en italien).

DATE

Réalisée en 1472, l’œuvre célèbre la naissance du fils tant désiré (Guidobaldo) en janvier 72 et rend hommage à Battista Sforza, son épouse, morte des complications de l’accouchement, en juillet 72, à l’âge de 26 ans. Ainsi, l’histoire personnelle du client se mêle-t-elle intimement au thème religieux voire l’emporte sur la dévotion religieuse. 

TECHNIQUE

Technique mixte sur bois : huile pour les tons de chair, tempera (ou détrempe à l’œuf) pour l’arrière-plan architectural, et glacis sur une base de détrempe pour les vêtements.

 DIMENSIONS

Des travaux de restauration et des études récentes (© Giorgio Gioppi) confirment que le format de l’œuvre a été réduit par Piero lui-même, en lien avec son obsession pour le Nombre d’or : à l’origine, elle mesurait 299 x 184 cm. Mais à la mort du commanditaire (1482), il la découpe sur les quatre côtés pour faire correspondre le calendrier de Federico (1422-1482, soit 60 ans) et les mesures de l’œuvre, correspondance obtenue grâce à la spirale de Fibonacci : cf. https://www.giorgioppi.net/. Aujourd’hui, les mesures officielles sont 251 x 172,5 cm. 

LIEU DE COSERVATION

Depuis le pillage des œuvres d’art opéré par les armées de Napoléon, elle est conservée, à la Pinacothèque de Brera (Milan), en effet, considérée mineure par les commissaires d’art accompagnant l’armée impériale, elle fut jugée indigne du musée du Louvre ! La notule du musée précise : « Après les spoliations napoléoniennes, le retable est arrivé à Brera depuis l’église de San Bernardino à Urbino, construite par Federico da Montefeltro pour abriter sa propre sépulture. Il est possible, mais pas certain, que le tableau ait été à l’origine destiné à ce lieu et à la tombe du Duc. »

STYLE

sévère : solennité et monumentalité un peu raides, adoucies par le traitement de la lumière et les couleurs.

Œuvre de la maturité, à la croisée de la science et de l’art (géométrie, mathématique au service de l’esthétique), synthèse absolue entre les peintures italienne (perspective) et flamande (luminosité, détails réalistes.)

PROBLÉMATIQUE

Comment Piero réalise-t-il les noces de l’Art et de la Géométrie ? et comment, sous couvert d’une scène religieuse, raconte-t-il l’histoire privée du commanditaire ? 

ART ET GÉOMÉTRIE

L’œuvre représente donc, sous une vaste abside, la Vierge à l’Enfant trônant, entourée de six saints, quatre anges et du donateur, à droite de la composition. 

➤Paradoxalement, Piero peint moins une conversation qu’une méditation sacrée ; ici le silence règne : les lèvres sont serrées, les regards ne se rencontrent pas et pourtant les personnages ne sont pas isolés mais unis dans la prière et enveloppés par l’architecture. 

Une architecture, grandiose et ombrée, clairement au service de la perspective et inspirée :

  • de la grande voûte à caissons de Leon-Battista Alberti (1404-1472), théoricien de l’architecture. Son De Re aedificatoria (c.1450) a fait accéder l’architecture au rang d’art libéral (mathématisable), ancrée dans la culture humaniste, ouverte à la rationalité, à la beauté et à l’utilité des édifices.
  • et/ou de la Trinité, peinte à fresque par Masaccio, en 1425, pour l’église Santa Maria Novella (Florence)

➤Et il réalise une admirable démonstration de géométrie, sur deux plans :

  • à l’arrière-plan, la pureté géométrique du demi-cercle de la voûte s’ajoute à la pureté géométrique de la coquille Saint-Jacques renversée. Ces lignes semi-circulaires se répètent dans les panneaux de marbre disposés en arc-de-cercle
  • et, au premier plan, dans l’assemblée des personnages, qui occupent toute la largeur du tableau. Ils sont rangés selon la règle de l’isocéphalie 【malgré des positions différentes et des situations sur des plans divers, tous ont la tête (<grec : kephalē) au même (<iso) niveau, située sur une même ligne horizontale; les quatre Anges, sans identité spécifique, côtoient des Saints, reconnaissables à leurs attributs : à droite : François d’Assise et ses stigmates ; Pierre de Vérone et sa blessure à la tête ; Jean l’Evangéliste présentant son Livre ; à gauche : Jean-Baptiste avec son bâton et sa peau de bête ; Bernardin de Sienne avec son profil acéré caractéristique ; Jérôme avec sa tenue d’ermite. À cet axe horizontal, répond un axe vertical formé par l’œuf à l’aplomb de la Vierge et du nombril de l’enfant Jésus.

【À noter que selon certains, le dernier personnage à droite aurait les traits de Luca Pacioli, originaire comme Piero della Francesca de Sansepolcro. Cette hypothèse s’appuie sur la ressemblance physique et sur le lien intellectuel entre Piero et Pacioli, deux figures majeures de la Renaissance mathématique. Cependant, cette identification n’est pas unanimement acceptée par la communauté scientifique, et la plupart des sources l’identifient comme saint Jean l’Évangéliste (cf. https://physlab.uniurb.it/mostra2009/immagine_ispiratrice.htm)】

Enfin, un insolite point de fuite, en hauteur (au niveau des yeux de Marie), place le spectateur en légère contre-plongée

Cette composition, héritée de la spirale de Fibonacci et de la divine proportion de Luca Pacioli confère à l’ensemble une singulière harmonie, qui fit dire à Daniel ARASSE que Piero met « la science mathématique au service de la prière » (l’Homme en perspective – les Primitifs d’Italie Paris, Hazan, 2008).

La parfaite maitrise des proportions est symbolisée par l’œuf suspendu dans la niche de l’abside ; son ovale se répète dans le visage impassible de la Vierge, qui n’est autre que  celui de Battista Sforza, bien connu des artistes soutenus par le mécénat du Duc (outre Piero, Juste de Gand l’a représenté post-mortem dans la Célébration de l’eucharistie en 1473.

Battista Sforza et Guidobaldo

➤Ainsi, le thème religieux de la prière d’intercession passe au second plan et l’on entre dans la biographie de Federico tantôt par des allusions, tantôt par des détails réalistes.

L’HISTOIRE PERSONNELLE DU COMMANDITAIRE

L’œuf n’est pas qu’un symbole de la maternité miraculeuse de la Vierge, il revoie à l’Autruche, signe héraldique des Montefeltro, incarnation de leur identité dynastique, comme en atteste sa présence répétée sur les murs du palais ducal d’Urbino.

palazzo ducale Urbino- Autruche

Plus explicites sont le portrait de Federico : profil gauche avec rhinoplastie en bec d’aigle et la présence d’un casque cabossé. Ces détails revoient à un tournoi de 1450 ou 51 (?), au cours duquel Federico reçut un coup de lance qui endommagea sa cloison nasale et causa une blessure par coupure à son œil droit, qu’il perdit. Pour ne pas avoir de limites du champ visuel, il se fit opérer le nez, créant ainsi le profil si particulier qui le distingua et devint son image officielle

Si bien que la Pala de Brera peut être lue comme un portrait politique du Duc d’Urbino, fait pour être vu, à l’instar de celui peint à l’avers du diptyque du Triomphe de la chasteté (Les Offices, Florence). Seul Léonard de Vinci peignit son profil gauche avec son œil fermé et son nez moins crochu, avant intervention chirurgicale (avers du feuillet 180 du Codex Atlanticus, Biblioteca Ambrosiana Milan).

En 2009, des spécialistes du maquillage cinématographique, assistés par ordinateur, réalisèrent, pour le Millennium Fabri Armorum, une reconstitution en 3D de son visage d’après la Pala de Brera.

Federico III reconstitution

 D’autres détails réalistes et minutieux caractérisent la Conversation sacrée et trahissent des influences flamandes : matières et accessoires sont rendus avec précision.

  • luisant de l’armure, lanières de cuir rouge, tapis et bagues aux doigts de Federico
  • et vêtements et coiffures des Anges, ornés de bijoux et rehaussées de diadèmes.

Toutefois, leur impassibilité chargée de mélancolie est toute « pierresque » témoignant du stoïcisme du peintre devant la mort car la Pala de Brera peut encore être lue comme un tombeau de Battista et ce, d’autant qu’après la mort du duc, le tableau fut transféré dans le mausolée familial de l’église San Bernardino, face au couvent de Santa Chiara où repose son épouse.

***

La Conversation sacrée de Piero est donc une œuvre à la croisée de la prière privée, de l’affirmation dynastique et du monument funéraire. Elle incarne la puissance politique de Federico da Montefeltro, chef militaire pieux et humble, représenté en armure, tout en étant marquée par

  • la douleur intime de la perte (l’espace vide à côté de Federico, là où aurait dû se trouver son épouse, accentue son veuvage)
  • et l’espoir d’une descendance masculine, essentielle à la pérennité de la lignée.

À la complexité de la signification s’ajoute celle de la réalisation : cadre architectural solennel, inspiré des constructions d’Alberti, perspective centrale très précise, rigueur géométrique très italienne et influences flamandes sensibles dans l’attention portée aux détails et à la lumière.

BIBLIOGRAPHIE

ALBERTI Leon Battista, De Pictura (1435): De la Peinture, Éditions Macula, Paris, 1992

AUBERT Marcel,  La Sculpture de la Renaissance italienne au Musée du Louvre », Le Louvre, Les Éditions de l’Illustration. 

ANGELINI Alessandro, Piero della Francesca, Actes Sud, Arles, 2014

BLUM André, Histoire générale de l’art: des origines à nos jours, Librairie Aristide Quillet, Paris, 1921

CARMINATI Marco, Piero della Francesca, La Pala Montefeltro, 24 Ore Cultura, Milano, 2012

CALVESI Maurizio, Piero della Francesca, Liana Levi, Paris, 1998

GIOPPI Giorgio, LA PALA MONTEFELTRO DI BRERA 1471-72/1482, La geometria di Piero della Francesca, 2008-22, https://www.giorgioppi.net

MALRAUX André, L’Irréel, collection l’Univers des formes, éd. Gallimard, Paris, 1974 

PECCATORI Stefano, ZUFFI Stefano…, Piero della Francesca, Éditions La Martinière, Paris, 2000

La Cire de Montefeltro a été réalisée dans le Millennium Fabri Armorum, un atelier italien spécialisé dans la reproduction et la vente d’armes et d’armures, pour les passionnés, les musées et les institutions culturelles. Situé à Arzignano, dans la province de Vicence, il est connu pour la qualité de ses réalisations, respectueuses des modèles originaux du Moyen Âge et de la Renaissance : https://physlab.uniurb.it/mostra2009/cera.htm 

 

 

 

 

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