la Légende d’Arachné, Diego Velásquez (Séville 1599-Madrid 1660)
Une énigme et un exemple de mimésis dans le cadre d’une mise en abîme baroque
- Toile méconnue jusqu’à ce que la chercheuse María Luisa Caturla (1888-1984) exhume, en 1948, un inventaire dans lequel est mentionné la Légende d’Arachné de Velásquez (titre donné en 1664), appartenant à un homme de Cour, et que l’historien d’art Diego Angulo Íñiguez fasse simultanément un travail iconographique sur la toile (après avoir identifié la source de l’Enlèvement d’Europe du Titien et fait le rapprochement avec la copie de Rubens conservée au Prado, Íñiguez interprète la scène comme une illustration du conflit entre Pallas et Arachné.)
- Jusqu’à cette découverte, l’œuvre a deux titres :
- l’un mythologique, la Leyenda de Aracne (la Légende d’Arachné) telle qu’elle est racontée dans le livre VI des Métamorphoses d’Ovide (soit la rivalité fatale entre une mortelle, Arachné, talentueuse tisseuse de Lydie, et Athéna, entre autre déesse protectrice des Arts. Arachné fait preuve d’hybris (pèche par orgueil) en prétendant surpasser Athéna dans l’exercice de son art. Un concours est organisé pour évaluer leurs talents respectifs. L’œuvre d’Arachné est parfaite et son sujet (les fautes des Dieux) intolérable pour Athena. Jalouse et furieuse, Athena détruit la tapisserie ; frappe Arachné de sa navette au front et la métamorphose en araignée – la créature fileuse la plus douée sur terre – pour qu’elle tisse éternellement. -D’où la classe des arachnides en entomologie (Araignées, Scorpions, Acariens.-) L’inventaire de la bibliothèque de Velasquez mentionne deux exemplaires des Métamorphoses, l’un en espagnol et l’autre en italien.
- l’autre vériste, Las Hilanderas (les Fileuses.)
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Le premier titre invite à une lecture classique : une scène mythologique, le second à une lecture baroque, ancrée dans la trivialité du réel : une scène de genre dans un atelier de tisserands.
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Les découvertes des années 40 ont fini par mettre d’accord les Historiens de l’Art : ils admettent que le mythe est bien l’objet de la peinture. Mais on ne saurait passer à côté de la mise en abîme réalisée par le peintre en présentant l’œuvre comme un emboîtement d’histoires et d’images.
CARTEL
- date : circa 1657 (donc œuvre tardive)
- technique : huile sur toile
- dimensions originelles : 252 x 167 cm ; mais, au XVIIIe s., la toile a probablement été endommagée par l’incendie de l’Alcazar (1734) et toute la partie supérieure a été ajoutée (arcade et oculus) : plus de 50 cm en hauteur et 37 sur les côtés, (soit 289 x 220 cm), ce qui déforme la composition originale en éloignant la scène mythologique, fortement éclairée, à l’arrière-plan. Elle n’a été visible dans ses véritables dimensions que très récemment, en 2007, à l’occasion d’une exposition temporaire mettant en œuvre une scénographie spéciale. De là, sans doute, les hésitations d’interprétation et la relative méconnaissance de ce tableau.
- La tête de la jeune fille de profil, représentée sur le côté droit, a fait l’objet d’un repentir de la part du peintre.
- commandée par Pedro de Arce (1607-1678), un aristocrate et collectionneur espagnol, membre des Monteros de Cámara, (le Corps de la Garde Royale), proche du Roi Philipe IV.
- lieu de conservation : la grande salle ronde du Museo Nacional del Prado, Madrid
- n° d’inventaire : p1173
DESCRIPTION
Composition complexe en trois plans :
- Au premier plan en clair-obscur et à caractère populaire, 5 femmes filent et travaillent à leurs métiers à tisser, évoquant une scène quotidienne dans un atelier du XVIIe s. Il décrit très précisément les métamorphoses successives de la laine dans les opérations de production du fil (laine brute accrochée au mur de droite en train de sécher, cardée (= démêlée), en bobine, en écheveau, en pelote.) Parmi ces ouvrières, un chat, des instruments (quenouille, rouet, ourdissoir, dévidoir) et deux accessoires mystérieux : un lourd rideau rouge et une échelle, à gauche. À noter le coup de maitre dans la représentation du rouet en action : le mouvement transforme les rayons en lumière et rend la roue transparente.
- Au second plan, surélevé de deux marches, dans un enfoncement lumineux et aristocratique, à nouveau 5 femmes parmi lesquelles on distingue : la déesse Pallas-Athéné-Minerve, casquée et armée d’une lance, l’orgueilleuse Arachné, vêtue à l’antique, et trois aristocrates à la mode XVII ème (deux de dos, une regardant le spectateur) elles-mêmes spectatrices de la compétition légendaire ; ici encore un accessoire inattendu et anachronique : une viole de gambe !
- ➤ Ces deux plans sont liés par une symétrie de composition : même emplacement (2 femmes à gauche, 1 au centre, 2 à droite) et mêmes diagonales en W, mêmes coloris : jaune à gauche, bleu à droite, rouge au centre (avec la citation, à peine suggérée, de l’écharpe rouge d’Europe peinte par Titien), blanc pour les fileuses (dans l’atelier et dans la légende)
- À l’arrière-plan, une tapisserie, objet résultant du travail de la laine et objet de la rivalité mythique entre Athena et Arachné. À y regarder de près, il s’agit de la tapisserie d’Arachné représentant l’Enlèvement d’Europe, conformément au récit d’Ovide (ne dit-il pas qu’Athena représenta la majesté des dieux de l’Olympe et les punitions infligées aux mortels présomptueux, tandis qu’Arachné choisit de dénoncer les fautes des dieux, notamment les aventures amoureuses de Zeus (père d’Athena) : « la Méonnienne dessine Europe trompée par l’image d’un taureau. ») Mais l’anachronisme s’invite à nouveau : à l’imitation du style antique, Velásquez préfère citer Le Titien, auteur d’un Enlèvement d’Europe à la demande de Philippe II d’Espagne, et/ou de Rubens qui en réalisa une copie ! Une mise en abîme se dessine !
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En transposant en tapisserie une toile d’un de ses prédécesseurs, Velasquez rejette l’essentiel à l’arrière-plan. C’est ce qu’il faudra comprendre…
INTERPRÉTATION
Œuvre classique ou baroque ?
Classique par le sujet mythologique et la mimèsis d’Ovide et du Titien mais baroque par le style, très éloigné de la simplicité et de la clarté narrative classique.
Velásquez transpose le mythe antique dans un cadre contemporain pour interroger la hiérarchie des Arts : la peinture est-elle égale à la musique (cf. la viole de gambe), à la tapisserie (cf. citation du Titien), à la littérature (cf. les Métamorphoses) ? Est-elle un Art ou un artisanat, égale au filage de la laine ?
Or la composition de la Légende d’Arachné brouille les frontières en mélangeant les genres (sujet mythologique et scène de genre). Rappelons qu’au XVIIe, la hiérarchie des arts est particulièrement codifiée dans le domaine de la peinture ; elle plaçait les genres picturaux dans l’ordre suivant, du plus noble au moins noble :
- peinture d’Histoire (sujets religieux, mythologiques et historiques) ;
- portrait ;
- paysage (dont les marines) ;
- scène de genre et nature morte.
Velásquez défie les valeurs intellectuelles de son temps, en mettant au premier plan la scène de genre et au dernier la narration mythologique.
Il peint le mythe d’Arachné, où une tisserande humaine surpasse une déesse dans un acte de création, pour explorer les tensions entre artisanat et art et questionner le statut de la peinture en tant qu’art. À son époque, en effet, la peinture était souvent perçue comme un artisanat (art mécanique) plutôt qu’un mode d’expression noble (art libéral).
Non seulement Velásquez renverse cette hiérarchie des genres dans la composition de son tableau, mais encore il fait d’Arachné son double pour questionner sa nature d’artiste à la cour d’Espagne, où il occupait des postes importants tels que peintre officiel et aposentador de palacio. De même que Philippe IV a élevé le roturier qu’il est au rang de gentilhomme (Chevalier de l’ordre de Santiago) en 1658, de même Velasquez a élevé la peinture au rang des arts libéraux.
Ce parallèle entre le talent d’Arachné, supérieur à celui d’Athena, et le sien propre, renforce l’idée que l’art humain peut transcender la création divine.
Conclusion
Ainsi, comme dans les Ménines, œuvre antérieure à la Légende d’Arachné, Velásquez use-t-il
- de la « difficulté ingénieuse », théorisée par Baltasar Gracián, pour tenir un discours sur l’Art, avec les instruments-mêmes de l’Art : une image poétique d’Ovide tissée avec une image plastique du Titien ;
- de la mise en abîme, (Ovide<Titien<Rubens, l’immense culture littéraire et picturale de Velasquez sert la composition du tableau), pour ébranler les certitudes classiques.
- d’une composition d’une rare complexité et une narration très subtile, non linéaire, très éloignée de la simplicité choisie par Rubens, pour engager intellectuellement le spectateur. À lui de résoudre l’énigme du tableau.
- Ceci entendu, nous comprenons la fonction symbolique des accessoires incongrus : Le rideau rouge, qui agit comme un élément théâtral, symbolise le dévoilement du sens de l’œuvre ; l’échelle symbolise l’ascension de la peinture au rang des arts nobles ; la viole, l’égalité de statut entre musique et peinture.
- Conformément à la pensée baroque, il faut interroger la nature du visible : illusion ou réalité ? sans se fier aux apparences ! La Légende d’Arachné est une toile très cérébrale sous couvert de mimèsis, dont le véritable sujet est le statut de la Peinture elle-même ainsi que l’histoire de la circulation des images en Occident (de l’image poétique d’Ovide à la Légende d’Arachné de Velasquez en passant par l’Enlèvement d’Europe de Titien et Rubens).
Bibliographie
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Fileuses (sur l’imbroglio des interprétations)
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Ovide, les Métamorphoses : « Sa couleur est de neige, que les traces d’un pied
dur n’ont pas foulée, que n’a pas fait fondre l’Auster humide.
Le cou montre ses muscles, le fanon descend aux épaules,
les cornes sont petites, c’est vrai, mais on les jurerait
faites à la main, plus pures que les gemmes diaphanes.
Aucune menace sur le front, rien d’effrayant dans l’œil,
une tête qui porte paix. La fille d’Agénor s’étonne
qu’il soit si beau, qu’il ne cherche pas la bagarre.
Elle ose, la fille du roi
(elle ne sait qui elle touche), monter sur le dos du taureau.
Le dieu, quittant la terre et le rivage sec,
pose d’abord la trace de ses faux sabots dans les eaux,
puis plus loin, en plein milieu de l’océan,
emporte sa proie. Elle a peur. On l’enlève, elle regarde
le rivage qu’elle a quitté, d’une main tient la corne, l’autre est posée
sur le dos. Tremblante, sa robe frissonne dans la brise. »
Pita Andrade, J. M., Realismo, mitos y símbolos en Las Hilanderas, Cuadernos de arte de la Universidad de Granada, 23, 1992, pp. 245.
Portús Pérez, Javier, ‘Las Hilanderas’ como fábula artística, Boletín del Museo del Prado, XXIII (41), 2005, pp. 70-83.
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Stoichita Victor Les Fileuses de Velázquez. Textes, textures, images Leçon inaugurale prononcée au Collège de France, jeudi 25 janvier 2018 https://books.openedition.org/cdf/7413
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