Inscriptions hébraïques dans l’œuvre de Vittore Carpaccio

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Je vous propose d’explorer un aspect méconnu, mais fascinant, de l’œuvre de Vittore Carpaccio, peintre vénitien du tournant des XVe et XVIe siècles : à savoir la présence d’inscriptions hébraïques dans ses tableaux.

Pourquoi cette présence ? Est-ce le signe d’une érudition humaniste ? D’un goût pour l’exotisme oriental ? D’un souci du détail, pour la couleur locale ? Ou bien un hommage à Venise, capitale mondiale de l’imprimerie hébraïque dès la fin du XVe siècle ?

La question reste ouverte, tant Carpaccio est réputé pour son imagination foisonnante et sa curiosité intellectuelle tous azimuts : littéraire, philologique, archéologique, picturale, architecturale, héraldique, hagiographique, animalière, botanique… la liste est longue !

Trois d’entre ses tableaux retiennent particulièrement l’attention : La Naissance de la Vierge, le Miracle du rameau fleuri et la Méditation sur la Passion du Christ. Chacun semble raconter, par le texte autant que par l’image, des épisodes du christianisme profondément ancrés dans l’histoire juive.

Et, puisque Carpaccio est avant tout un peintre narratif, je vous propose d’analyser ces trois œuvres selon la chronologie des événements représentés, et non selon la date de création.

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Commençons donc par la Naissance de la Vierge Marie – un thème rare dans la peinture Renaissance. Et pour cause ! les Évangiles canoniques n’en font pas mention… Carpaccio puise donc son inspiration dans le Protévangile de Jacques le Mineur, le plus ancien des apocryphes, rédigé vers l’an 200.

On y apprend que Joachim, affligé par la stérilité d’Anne, se retire pendant quarante jours dans le désert pour ne plus reparaître devant sa femme ; cependant, Anne, ravagée de chagrin, reçoit la visite d’un Ange, qui lui annonce une grossesse ; le messager de Dieu s’empresse d’en informer Joachim.

La naissance de Marie, environ sept mois plus tard, est donc présentée, dans le Protévangile, comme miraculeuse, mais Carpaccio laïcise l’événement ; il le transpose dans le réel vénitien, début XVIe siècle. Et peint une scène familiale, avec des servantes occupées à la préparation du bain du nouveau-né, des langes et de la collation de la parturiente ; avec les parents émus, Anne, sur un lit après l’accouchement, et Joachim, âgé, debout, stupéfait par la venue de sa fille.

L’ambiance est intime. L’intérieur confortable, voire bourgeois.

Toutefois, parmi les objets domestiques et animaux de compagnie, le peintre chrétien place une inscription hébraïque, susceptible d’être voilée/dévoilée, suggérant que la scène se déroule en Palestine et qu’il s’agit d’une parole divine.

Selon l’IA, la transcription pourrait être la suivante :

חודש חדש קדים

בימים יחד

הבא מים זך

 mais la traduction littérale est décevante :

חודש חדש קדים : Un nouveau mois se lève

בימים יחד : Pendant des jours unis

הבא מים זך : Qu’arrive une eau pure

Ce galimatias donne à penser qu’il s’agit d’une inscription pseudo-hébraïque, sans véritable soucis syntaxique.

On comprend toutefois que l’inscription véhicule un message de renouveau, en accord avec le thème de la naissance, et surtout de pureté, en lien avec le dogme de la conception de Marie, intacte de toute souillure du péché originel.

【Un Internaute propose le décryptage suivant : « Kadosh Kadosh Kadosh baMarom – Baroukh habaa beshem » (dernier mot très compliqué à déchiffrer mais la logique voudrait que ce soit le nom de D.) Cela se traduit par « Saint Saint Saint dans les hauteurs – Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur »】

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Outre la Naissance, une autre toile composant le cycle de la vie de Marie, contient des inscriptions en langue hébraïque. À savoir la scène du Mariage de la Vierge ou Miracle du rameau fleuri.

Là encore, Carpaccio se réfère au Protévangile de Jacques qui raconte l’histoire d’un choix guidé par Dieu ou cérémonie de désignation par des baguettes.

Résumons le Protévangile. Lorsque Marie atteint l’âge nubile, les prêtres du Temple de Jérusalem cherchent à préserver sa pureté native et décident de la mettre sous la garde d’un homme vertueux. Un ange apparaît au grand-prêtre Zacharie, lui ordonne de rassembler tous les veufs de la tribu de Juda, chacun devant apporter un rameau. Tous les rameaux sont bénis, mais aucun ne manifeste de signe divin, jusqu’à ce que Joseph, initialement réticent à participer au concours, apporte le sien. Une colombe en sort et vient se percher sur la tête de l’aîné d’entre les prétendants, ainsi désigné par Dieu pour protéger la pureté de Marie.

Dans certaines compilations plus tardives, (Légende dorée, Évangile selon Jean d’Outremeuse), il est mentionné que le rameau de Joseph fleurit. Et ce miracle devient un motif iconographique fréquent dans l’art chrétien, illustrant le caractère providentiel du mariage de la Vierge.

Carpaccio représente, à gauche, le tirage au sort sacré, dans sa version médiévale, présidé par l’Ange (dans le coin supérieur du tableau), et, à droite, le dépit des vaincus, jetant et brisant leurs baguettes de bois mort.

La scène a pour cadre l’intérieur du Temple de Jérusalem, décrit avec un luxe de détails : lambris de marbre, décors précieux sur les marches et le tapis, objets liturgiques sur une table au premier plan, autel avec feu sacré, Menorah, soigneusement dessinée, et écrits hébreux. On remarque, en effet, un cartouche au-dessus de l’autel et un panneau en dessous de la Ménorah, intégrés à l’architecture du Temple. Les textes, sous forme de versets, sont apparemment écrits en hébreu médiéval. Mais sont-ce des citations ou des faux-semblants et sont-ils lisibles ?

La transcription du cartouche est difficile en raison de la calligraphie typiquement Renaissance. Selon l’IA, elle pourrait être la suivante :

וַיֹּאמֶר רַב וְכָל־הַקָּהָל לוֹ אִישׁ אִשְׁתּוֹ

וַיֹּאמֶר וַיָּבֹא אֵלָיו עֵץ פָּרִים

וַיֹּאמֶר וְאִם בֵּן עָרִיר יָמוּת נַפְשׁוֹ

יֵשׁ אִישׁ אֵלֶךְ מִבֵּיתוֹ כִּי עֵדָה

 On déchiffre la première phrase « Et le grand-prêtre dit à l’assemblée : Que chacun prenne sa femme » et on reconnait des mots : « bâton » connotant le miracle du rameau fleuri, et « fille de mon peuple, main, maison » rappelant les lois du mariage juif : union entre soi, engagement social et cohabitation.

Le style, anaphorique, avec la reprise de « il dit » וַיֹּאמֶר, en tête de chaque phrase, imite la langue biblique.

Quant au panneau, architecturé et sous forme de liste numérotée, il correspond à la version traditionnelle des Dix commandements

1. אָנֹכִי יְהוָה אֱלֹהֶיךָ

2. לֹא יִהְיֶה לְךָ אֱלֹהִים אֲחֵרִים

3. לֹא תִשָּׂא אֶת־שֵׁם־יְהוָה

4. זָכוֹר אֶת־יוֹם הַשַּׁבָּת

5. כַּבֵּד אֶת־אָבִיךָ וְאֶת־אִמֶּךָ

6. לא תרצח

7. לֹא תִנְאָף

8. לֹא תִגְנֹב

9. לֹא־תַעֲנֶה בְרֵעֲךָ עֵד שָׁקֶר

10. לֹא תַחְמֹד

 Pour mémoire

1. Je suis l’Éternel, ton Dieu.

2. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi.

3. Tu ne prendras pas le nom de l’Éternel, ton Dieu, en vain.

4. Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier.

5. Honore ton père et ta mère.

6. Tu ne tueras point.

7. Tu ne commettras point d’adultère.

8. Tu ne voleras point.

9. Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.

10. Tu ne convoiteras pas.

Ici, l’inscription a clairement une dimension scripturaire par sa référence explicite aux Tables de la Loi mais Carpaccio déroge à la règle en en faisant un ornement, visible par tous. En effet, selon la tradition juive, les Tables sont cachées à la vue du public, conservées à l’intérieur de l’Arche d’Alliance, le coffre sacré placé dans le saint des saints du Temple.

 ***

Plus remarquable encore est la Méditation sur la Passion, où l’imitation de l’épigraphie donne une dimension abstraite au tableau, qui voudrait se fait livre.

Le cadavre du Christ, entouré de Job et de Jérôme (auteur d’un commentaire sur le Livre de Job), est posé sur un trône brisé. Sur son dossier de pierre, on distingue un texte.

Ses caractères ressemblent à de l’hébreu, mais ils ne forment aucun mot cohérent. Il ne s’agit donc pas d’une citation, comme on pouvait s’y attendre, mais d’une imitation graphique, pour ancrer la scène dans l’Antiquité et dans le sacré.

L’inscription se poursuit au-dessus de la grotte de Jérémie (indéchiffrable) et sur le bloc de pierre où Job est assis. Ici, on reconnait un verset du Livre de Job (19:25) : « Je sais que mon Rédempteur est vivant » ; il souligne la certitude de la Résurrection, thème central de la méditation.

Des hébraïsants identifient isolément d’autres mots, tels que « Israël, couronne », « larme », mais l’ensemble du texte est inventé pour l’effet visuel et le symbole : la continuité entre l’Histoire d’Israël et la Rédemption chrétienne, méditée ici par Jérôme et Job.

En imitant l’hébreu, Carpaccio relie le sacrifice du Christ à ses racines bibliques, en particulier aux textes prophétiques annonçant la venue d’un Messie (Livre d’Esaïe 35 et 50)

 ***

➤Ces textes hébraïques révèlent donc la minutie de l’artiste chrétien qu’est Carpaccio : sans véritable connaissance de la langue sacrée ni souci d’exactitude linguistique, il s’inspire de modèles trouvés dans les livres imprimés, de son temps, à Venise, que ce soit par les Soncino, famille d’imprimeurs active dès la fin du XVe, par Aldo Manuce, éditeur multilingue entre 1494 et 1515, par Daniel Bomberg, éditeur du premier Talmud de Babylone complet, au début du XVIe, ou par Marcantonio Giustiniani et Bragadini, imprimeurs du milieu du XVIe, en rivalité pour obtenir le-monopole de l’impression hébraïque.

Ces inscriptions nous apprennent aussi qu’à la Renaissance, l’hébreu ou le pseudo-hébreu n’est pas que décoratif ; il est utilisé pour évoquer l’Ancien Testament, authentifier les scènes qui se déroulent dans la Palestine du I er siècle, rappeler la continuité entre Judaïsme et Christianisme ; et, Humanisme oblige !, véhiculer une sagesse antique.

On trouve la même pratique de l’inscription hébraïque chez un autre artiste vénitien, Giovanni Bellini, dont la Transfiguration contient des cartouches en hébreu qui permettent entre autre de dater l’œuvre selon le calendrier hébraïque : 5239 pour 1478-1479,

Biblio

 Giulio BUSI, Silvana GRECO, Il Rinascimento parla ebraico, 2019, Silvana Editoriale : catalogue de l’exposition du MEIS de Ferrara.

Jacques le Mineur, Protévangile (vers 200), ch. 2-5 et 6-8 ; EAC, I, 1977, p. 86-97).

Jacques de VORAGINE, la Légende dorée, (1261 – 1266), ch. 50 et 127 : « Ainsi, alors que la sainte Vierge, depuis l’âge de trois ans jusqu’à celui de quatorze ans, avait vécu au temple en compagnie d’autres vierges et qu’elle avait émis le vœu de conserver sa chasteté, sauf si Dieu en disposait autrement, Joseph l’épousa en suivant une révélation de Dieu et en voyant son bâton se couvrir de feuilles, comme cela se trouve plus longuement exposé dans l’Histoire de la nativité de la Vierge. »

Jean d’Outremeuse, Evangile (XIVe s.), ch. 8 et 9 : « Que chacun d’eux prenne en main une baguette ; celui dont la baguette fleurira, aura la jeune fille, sans contredit ».

Jacques POUCET, L’Évangile selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.) Chapitre IV : Les Épousailles de Marie et de Joseph : https://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/28/NAISS/04_Mariage.pdf

Jean HABERT, Peintures italiennes du Louvre – Les Primitifs, Paris, Musée du Louvre, 1994, notice Carpaccio, p. 93.

Heidi J. Hornik & Mikeal C. Parsons, The Meditation on the Passion, by Vittore Carpaccio (ca. 1460–1525), 2015 https://www.christiancentury.org/artsculture/on-art/meditation-passion-vittore-carpaccio-ca-1460-1525

Catherine KIKUCHI, L’imprimerie vénitienne à la Renaissance : des étrangers au cœur de la lagune , 2018 https://sms.hypotheses.org/16130

Andrea MARTIGNONI Imprimeurs et milieu du livre (Venise, fin XVe-début XVIe siècle), thèse 2014 https://humanisme.hypotheses.org/329

 Heliane Bernard et Christian-Alexandre Faure, La colline aux corbeaux, roman historique, 2018, (le héros, jeune apprenti typographe est venu à Venise pour s’initier à l’hébreu classique et parfaire sa formation d’imprimeur auprès de Daniel Bomberg.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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